L’année 1964 aura été une date révolutionnaire dans l’histoire foncière et domaniale du Sénégal. Avec la loi 64-46, du 17 juin 1964, relative au domaine national, le législateur sénégalais, pour la première fois, organise, avec une grande originalité et innovation, le régime juridique des terres du domaine national.
Loin du mimétisme juridique et institutionnel, le domaine national, fruit d’une longue évolution de pratiques foncières faites de tergiversations sous l’ère coloniale, a marqué une rupture nette avec le passé, et cela à un double niveau. Inspirée par une conception négro africaine de la gestion des terres, orientée vers une socialisation de l’ accès au foncier et le développement des zones de terroir, on assiste dans cette nouvelle législation, d’une part, à la remise en cause du régime du Code civil, fondée sur les droits réels et la propriété privée, d’autre part, à la suppression de l’ accès aux terres du domaine national basée spécifiquement sur la coutume et les droits coutumiers.
Ainsi en créant une unité juridique en matière foncière, par ses principes et sa philosophie, la loi sur le domaine national, a fourni véritablement une législation d’équilibre, en prenant en compte la nécessité d’un développement économique et social à la base, tout en en faisant preuve de prudence par rapport aux réalités sociologiques.
Ces deux paramètres se sont manifestés dans cette double possibilité pour « l’Etat (qui) détient les terres du domaine national (en vue) d’assurer leur utilisation et leur mise en valeur rationnelles, conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement » d’assurer le développement des zones de terroir et celle de pouvoir immatriculer les dépendances du domaine national, pour la réalisation de son programme de développement économique et social national.
Cette volonté est aussi réaffirmée , en plaçant la communauté rurale au cœur du dispositif institutionnel et administratif de gestion des terres du domaine national, avec cette compétence octroyée pour l’affectation et la désaffectation des terres situées dans la zone des terroirs, conformément au décret 72-1288.
Toutefois on a pu observer beaucoup de limites dans le contenu et l’application de cette nouvelle législation .La loi 64 46 du 17 juin 1964 et ses textes d’application ont porté des lacunes, surtout normatives, qui concernent essentiellement la non-définition de la « mise en valeur », et l’imprécision de « l’appartenance à la communauté rurale » rendant difficile la mise en œuvre du dispositif législatif et réglementaire mis en place.
Face à ce vide juridique ou l’incomplétude de ces textes , ont surgi des pratiques coutumières d’occupation des terres , et des formes de faire falloir à la lisière du cadre légal, comme le métayage et le système de location et de prêts de terres.
De même, du fait d’ une absence de mécanismes de sanctions pénales, le principe de la gratuité des terres du domaine national a été remis en cause , avec des atteintes courantes au droit d’usage par des ventes illicites de parcelles, malgré les interdictions législative et réglementaire.
Ainsi, ces contournements à la loi se sont soldés, le plus souvent, par des conflits fonciers aux conséquences énormes sur la solidité et la viabilité de ce dispositif légale .
Aujourd’hui les tribunaux reçoivent une très grande partie des litiges fonciers. La judiciarisation de ces conflits « sociaux ou de voisinage » nuit considérablement à la cohésion sociale dans nos communes.
C’est conscient du fait que la problématique de la sécurisation foncière des investissements privés, de l’exploitation familiale, du secteur privé national et international demeure un souci majeur du développement économique et social, que Monsieur le Président de la République indiquait clairement t, en janvier 2022, lors de l’Audience solennelle de rentrée des Cours et Tribunaux axée sur le thème « Justice et conflits fonciers : application de la loi sur le domaine national » qu’il nous fallait aller impérativement vers une réforme à partir d’une démarche inclusive et participative qui prenne en charge l’équilibre entre la sécurisation du foncier et la mise en valeur des terres.
L’Etat du Sénégal tente d’apporter des réponses à ses contraintes relatives à l’ accès , à la gestion et à la valorisation des terres du domaine national depuis plusieurs décennies En effet, le Plan d’Action Foncier (PAF) initié en 1996 sous l’égide du Ministère de l’Agriculture avait permis d’enclencher le débat de la réforme foncière sur la base d’un diagnostic et de propositions d’ axes de réforme foncière. Dans la même lancée, était adoptée la loi d’orientation agro sylvo- – pastorale de 2004 qui, n’est pas certes une loi foncière mais contenait des objectifs de réforme foncière qui étaient la base de la mise en place de la première commission de réforme du droit de la terre de 2005.
Il a fallu attendre l’année 2012 avec la mise en place de la Commission nationale de Réforme Foncière (CNRF) pour assister véritablement à une analyse des textes en vigueur et à l’identification de toutes les contraintes pour aider à asseoir de grandes réformes du régime foncier sénégalais.
L’important travail fait par cette Commission a permis d’avoir une cartographie exhaustive des différentes contraintes, et la proposition d’un document de politique foncière.
En attendant de relancer la réforme foncière de nouvelles approches sont proposées qui consistent à expérimenter des dynamiques originales par le développement d’outils innovants en vue de l’amélioration de la sécurisation des terres et de la promotion d’une gouvernance foncière inclusive.
Dans cette perspective, le Gouvernement de la République du Sénégal a signé une convention de crédit et de don avec la Banque mondiale, pour une durée de cinq (5) ans de 2021 à 2026, pour la mise en œuvre d’un projet Cadastre et Sécurisation foncière (PROCASEF) qui sera exécuté sur toute l’étendue du territoire national.
Les objectifs de développement de cette opération sont : (i) de renforcer la capacité du Gouvernement pour la mise en œuvre d’un cadastre à l’échelle nationale, et (ii) d’améliorer la sécurisation foncière dans des zones de terroir.
Ces objectifs ainsi visés rejoignent ceux du Plan Sénégal Emergent (PSE). En effet, le PSE envisage un ensemble d’actions prioritaires entre 2019 et 2023. « Il s’agit de : i) la transformation graduelle des droits d’occupation actuels des ruraux en droits réels, ce qui permettra un certain niveau de transférabilité contrôlée du foncier, tenant compte de la nécessité de protéger les zones pastorales, halieutiques et forestières ; ii) l’investissement dans les instruments de gestion foncière par les services domaniaux, (iii) la recherche du juste équilibre entre la gestion des collectivités territoriales et la supervision des transactions foncières par l’État central ; (iv) la poursuite de la rationalisation de l’inscription au registre foncier urbain ».
Le PROCASEF qui sera mis en œuvre dans 138 communes, dans les 14 régions du Sénégal, développera et mettra en œuvre des solutions inclusives et durables, qui permettront d’arriver à ces objectifs à travers les principales activités regroupées autour des composantes techniques suivantes : (1) le renforcement des institutions foncières et l’investissement dans les infrastructures géo spatiales ; (2) l’appui aux communes pour l’enregistrement systématique des droits fonciers ; (3) la formation et l’innovation dans le domaine de la gouvernance foncière .
Les résultats de ces activités, prévues sur une période de 5 ans, seront mis en débat analysés, systématisés et proposés comme recommandations pour améliorer le cadre légal, institutionnel et les pratiques de gestion foncière au Sénégal.
Mouhamadou Moustapha DIA